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L'histoire d'un art

Par Jacques Santrot

Conservateur en chef,

Directeur du Musée Thomas Dobrée de Nantes

Né en 1941 à Borjomi, en Géorgie soviétique, Goudji est le fils d'un médecin et d'une mère professeur de sciences naturelles, résidant à Batoumi, petite ville balnéaire située sur le bord de la mer Noire.

Entré à 17 ans à l'Académie des Beaux-Arts de Tbilissi, en section sculpture, il étudie la peinture, la sculpture, les arts graphiques et l'histoire de l'art avec des professeurs de grand talent dont Choukhaeiev, peintre russe de l'Ecole de Paris dans la France des années vingt-trois, qui lui enseigne le dessin. Il dévore les ouvrages d'histoire de l'art et parvient bientôt à travailler dans un "kombinat" où on lui demande de faire du "design", de créer des modèles de jouets et des objets de décoration en zamac, alliage zinc étain plomb, pour les faire couler en série par l'industrie. Sa compétence et sa créativité sont appréciées puisqu'il entre à l'Union des Artistes de l'URSS à 23 ans et restera le plus jeune membre admis dans cette célèbre institution. On lui commande des modèles de médailles commémoratives et on lui confie le dessin de nouveaux timbres postaux. Ce statut d'artiste officiel lui offre des facilités pour voyager, découvrir de nouveaux paysages et de nouvelles bibliothèques. Il bénéficie de séjours dans les "maisons des artistes" destinées à faciliter la création, y apprend de nouvelles techniques et confronte son expérience à celle d'autres artistes. Surtout il prend le temps de lire et parfait sa connaissance de l'histoire de l'art.

À la mort de son père, en 1967, Goudji revient en Géorgie. Il rencontre alors deux très vieux dinandiers qui, du matin au soir, martèlent le cuivre et s'échinent à produire sans cesse les mêmes plateaux et les mêmes bouilloires qui sont vendues sur le marché. Il les observe, apprend d'eux la dinanderie et les assiste. Ce sera sa seule formation pour une technique venue du fond des âges et qui ne se transmet que par l'apprentissage. Deux mois plus tard, il sait marteler le cuivre, travailler le métal au repoussé, souder, riveter, étamer.

De retour à Moscou, Goudji rencontre Katherine, fille du célèbre directeur et metteur en scène du Théâtre de l'Atelier à Paris. Cette petite-nièce de Léon Bakst, décorateur de Diaghilev, travaillait au Service Culturel de l'ambassade de France. Malgré d'innombrables tracasseries, ils s'épousent en 1969 et demandent un visa pour gagner la France. Rejeté comme un paria par l'administration et la société soviétiques, Goudji attendra cinq ans cette autorisation de sortie, sans commande ni travail. Il en profite pour découvrir et s'approprier la délicate technique des émaux d'Oussol (nord est de la Russie), alliance du cuivre et de la pâte de verre déposée en aplats successifs ou dans des logettes cloisonnées.

C'est grâce aux interventions renouvelées de Georges Pompidou, président de la République française, sensible à la demande d'André Barsacq qui souhaite réunir sa famille, que Goudji obtient enfin l'autorisation de quitter l'URSS. Le 31 janvier 1974, il ya trente ans, Katherine et Goudji arrivent en France. Goudji a 33 ans et s'installe à Paris où il peut enfin réaliser son oeuvre. Il y apprend seul le travail des métaux précieux et forge ses outils au fur et à mesure de ses créations. En 1986, Goudji, artiste français, est nommé Chevalier dans l'Ordre national des Arts et des Lettres, puis élevé au grade d'officier en 1996. En 1998, Catherine Trautmann, Ministre de la Culture et de la Communication, le nomme "Maître d'Art".
 

Je suis né à Paris à l'âge de 33 ans"

La France accueille Goudji et, bientôt, se l'approprie. Traumatisé, épuisé par le changement, Goudji ne peut d'emblée découvrir Paris. Durant trois mois, il dort puis s'éveille peu à peu au mode de vie occidental, commence l'apprentissage du Français, s'organise une vie nouvelle et installe un modeste atelier dans un passage montmartrois, presque en face de la maison où vécurent deux autres immigrés : Théo et Vincent Van Gogh.

Travailler les métaux précieux lui était interdit en Union soviétique. Pourtant Goudji, déjà, avait sacrifié quelques petites cuillères d'argent de son grand-père pour offrir à ses proches des broches enrichies de pierres colorées glanées sur les plages de la mer Noire. Ce fut sa seule expérience d'orfèvre jusqu'à son arrivée en France.

Goudji a envie et besoin de créer. D'une robuste constitution et d'un caractère tenace, il a la capacité de travailler quatorze heures par jour malgré l'épuisement de l'incessant martelage. Pour d'évidentes raisons économiques, ses premières créations parisiennes, broches, colliers ou boucles de ceintures, sont d'abord réalisées en cuivre et en laiton de récupération qu'il achète aux puces de la Porte de Clignancourt. À partir de 1975, il fait argenter par électrolyse ses créations en alliage de cuivre. Par ces petites pièces, d'abord modestes puis somptueuses, Goudji se fait rapidement connaître des amateurs d'orfèvrerie contemporaine. Toujours uniques, en raison même de la technique employée, ses premiers bijoux sont bientôt remarqués par Hubert de Givenchy, mais Goudji n'accepte pas de les produire en série sous une signature qui ne soit pas la sienne : sa première exposition personnelle est présentée en 1975 par la galerie Sven, à Paris sur le conseil d'Hubert de Givenchy.

Fort de ces premiers succès, Goudji réalise quelques pièces de forme en cuivre argenté, puis aborde le travail de la feuille d'argent : son premier vase d'argent massif est une admirable coupe ovale à tête de taureau, une oeuvre parfaitement aboutie où s'expriment déjà la pureté formelle et le goût de l'artiste pour l'art animalier. Puissant symbole et genèse exemplaire, cette première coupe reste l'un des rares objets conservés par Katherine. Peu à peu, Goudji met au point sa technique si originale du " martelé-creux ", recréée de l'antique, à double paroi d'argent battu, qui permet d'alléger les pièces importantes et de les enrichir de pierres rares, ce qui économise le métal, rigidifie la structure et allège les bijoux.

Dès 1976, l'utilisation du vermeil, argent massif doré par électrolyse, permet à Goudji de jouer sur de nouvelles associations de couleurs et de matières. Substitut de l'or dont il a l'aspect, et plus commode à travailler, le vermeil prend à l'usage une "patine" sans égal : l'argent apparaît sous la pellicule d'or rendue transparente par les frottements.

Homme de son siècle, Goudji adopte rapidement des techniques modernes. Dès 1980, le chalumeau remplace la forge multimillénaire et à la goupille des torques hittites se substitue un fermoir à aimant qui, permettant l'utilisation de plusieurs bagues ou pendentifs interchangeables sur une même base réversible, multiplie les aspects d'un même bijou. Bientôt peu satisfait de l'argenture et de la dorure de sous-traitance, l'artiste acquiert un équipement pour effectuer lui-même et maîtriser les dépôts électrolytiques.

Homme d'une grande culture, Goudji crée en 1983 une première collection de "pièces de forme", des créations plus ambitieuses, de véritables sculptures. Chargées de la mémoire des siècles, ses créations sont inimitables. On les reconnait au premier coup d'oeil : ce sont des "Goudji". Ce succès permet à l'artiste de diversifier ses créations : pyxides, centres de table, ou riches coupes en pierres dures à la monture d'or ou d'argent, ses oeuvres étonnent et subjuguent.

C'est en 1987, à la demande de François Mathey, conservateur en chef du Musée des Arts Décoratifs de Paris, qui lui commandera un calice pour le trésor de la Chapelle de Ronchamp (1993) que Goudji réalise ses premières grandes pièces d'art religieux pour le Comité national d'Art Sacré, acquises par le Fonds national d'Art Contemporain (FNAC) : la cuve baptismale, l'aiguière et le chandelier pascal incrustés de granit armoricain qui seront attribués à la cathédrale Notre-Dame de Paris, serviront à Jean-Paul II lors des Journées mondiales pour la Jeunesse (JMJ - 1997). A cette même époque, il crée le premier de ses étonnants chariots de table.

Après la commande de l'homme de théâtre Félicien Marceau qui, pour la première fois, confie en 1975 une telle commande à un seul artiste et non à une équipe, l'historien de l'Antiquité Robert Turcan demande à Goudji en 1991 la création de son épée d'académicien. En 2004, quatorze membres de l'Institut, dont Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuel de l'Académie française, lui auront accordé leur confiance.

Nourri de l'esprit des bâtisseurs de cathédrale, cet orthodoxe géorgien se fond dans la tradition gothique de la terre beauceronne pour jeter les bases d'une nouvelle expression de l'art chrétien : en trois mois seulement, au début de 1992, Goudji réussit à créer l'autel majeur, le mobilier et les objets sacrés du nouvel espace liturgique de la cathédrale Notre-Dame de Chartres. " Le Verbe ", extraordinaire Grand Evangéliaire des processions y sera associé en 1994 à l'occasion des cérémonies commémoratives du huitième centenaire de l'insigne basilique. Dès 1996, deux ans après leur création, la qualité de ses oeuvres vaut à Goudji un hommage rare : les vingt-cinq objets liturgiques de Goudji créés pour Chartres font partie du Trésor de la cathédrale et, de son vivant, sont inscrits à l'Inventaire du Patrimoine.

Après sa première et mémorable exposition rétrospective que lui consacre le Musée Dobrée à Nantes (1993), Goudji réalise l'autel majeur, le mobilier liturgique et les vases sacrés de la cathédrale de Luçon (1995),des crosses abbatiales et des reliquaires, l'autel et le mobilier du nouveau sanctuaire de l'abbatiale Saint-Philibert de Tournus (1999), des reliquaires pour la béatification de Padre Pio, le marteau de la Porte Sainte et le "formal", agrafe pectorale liturgique du pape Jean-Paul II, pour le Jubilée de l'An 2000 (Trésor de la sacristie pontificale du Vatican, 1999), le mobilier liturgique de la Grande Trappe de Soligny et de Saint-Pierre de Champagne-sur-Rhône (2000), le grand ostensoir des processions de Lourdes (2002), le mobilier et les vases liturgiques de la cathédrale de Cambrai (2003), de l'abbatiale Notre-Dame de Belleville en Beaujolais, de San Giovanni Rotondo (Italie), de Notre-Dame de Novy Dvur (République Tchèque) et la "Couronne de Lumière " de la Collégiale de Saint-Liphard de Meung-sur-Loire pour le neuvième centenaire de sa dédicace (2004).

Fidèle au célèbre galeriste Claude Bernard qui, depuis 1989, expose ses oeuvres profanes, Goudji, constamment, réinvente les formes et renouvelle son art. L'associant aujourd'hui, à une ronde bosse inégalable et à cet éblouissant "martelé creux " qu'il a intuitivement retrouvé des orfèvres de l'Antiquité et de la Renaissance, il recrée avec une virtuosité sans égal un art du repoussé venu du fond des âges, cette richesse du nomade empruntée aux peuples migrateurs de l'Asie centrale. Disciple d'Héphaïstos, le divin forgeron, il puise la matière éternelle aux entrailles de la terre, il étire, martèle et torture à s'éreinter le métal salissant, il manie les acides et scie les pierres rares et, jouant avec brio des reflets de l'argent, il donne à ses immatérielles sculptures une quasi-transparence.

Intellectuel et sensible à la fois, l'art de Goudji est une moderne alchimie, une brutale et féroce transmutation de la matière, qu'il faut choisir et dompter avant d'y insuffler cet esprit qui lui donne force et beauté, grâce, équilibre et intemporalité.

 
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